- JEUNESSE - De l’adolescence aux rôles de la vie adulte
- JEUNESSE - De l’adolescence aux rôles de la vie adulteL’étude psychologique de l’adolescence s’est développée à une époque relativement récente et, aujourd’hui encore, certains psychologues se demandent s’il est vraiment justifié de parler d’une psychologie spécialisée de cet âge de la vie. Pourtant, celui-ci se distingue par des transformations particulièrement importantes dans l’organisation biologique et la position sociale de l’individu, ainsi que par les problèmes d’adaptation spécialement aigus qu’elle pose à l’adolescent et à son entourage.Si ces problèmes paraissent graves à l’époque actuelle, plusieurs raisons peuvent être avancées, qui ne sont d’ailleurs pas exhaustives.D’abord, alors que dans une société stable et homogène les modèles de conduite proposés aux adolescents ne variaient pas beaucoup, à présent, ce qui est valable pour une génération ne l’est plus pour la suivante; de plus, du fait même de la complexité des sociétés industrielles, le jeune se trouve devant des valeurs, des normes et des modes de vie principalement hétérogènes. En deuxième lieu, cette classe d’âge s’affirme comme un groupe autonome, possédant ses valeurs et ses modes d’affirmation propres. Cet «esprit de groupe» peut, en partie, être considéré comme une défense contre la position marginale et ambiguë de l’adolescent, ni tout à fait enfant ni tout à fait adulte; mais il est peut-être aussi en relation avec l’augmentation actuelle du nombre de jeunes et l’entrée relativement tardive dans les groupes professionnels. Enfin, l’adolescence constitue une valeur. Si de tout temps la jeunesse a été un bien recherché, elle l’est tout particulièrement dans notre société, qui, du fait de ses mutations continuelles, exige de l’individu des vertus de dynamisme, de souplesse d’adaptation, vertus éminemment «jeunes»; et il est banal de constater une espèce de «renversement des valeurs», les adultes cherchant en quelque sorte à imiter les jeunes.En face de cette évolution, l’attitude de l’adulte paraît d’ailleurs souvent ambiguë, l’adolescent étant, pour lui, en même temps son rival – mieux armé – et son œuvre, c’est-à-dire le garant de sa valeur propre.Il n’est donc point surprenant de voir que le monde des adultes porte un intérêt inquiet aux adolescents et qu’il cherche des explications à leurs conduites parfois surprenantes. Grande est la tentation de partir à la recherche d’un facteur explicatif duquel découleraient toutes ces manifestations juvéniles: révolte contre le père, manque de statut déterminé dans la société, répercussions de la maturation endocrinienne sur la psychologie.On peut penser cependant que les déterminants sont multiples et qu’il serait vain de recourir à une cause unique: maturation physiologique, évolution affective, facteurs sociaux s’interpénètrent, et l’on est obligé de tenir compte de toutes les interrelations différentes pour chaque individu, si l’on veut comprendre non plus l’adolescence, mais un adolescent concret et unique, aux prises avec des situations spécifiques et engagé dans des relations multiples et réciproques avec son environnement.1. Le développement physique et ses incidences psychologiquesSans avoir à rappeler les transformations physiques de la puberté, il importe d’abord de voir dans quelle mesure elles affectent la personnalité de l’adolescent. En fait, cette action est très complexe; même en ce qui concerne l’influence des sécrétions hormonales, l’expérimentation sur l’animal n’a pas pu établir de relation univoque entre celles-ci et les manifestations sexuelles. On peut seulement affirmer que, lorsque les conditions psychologiques et sociales sont favorables, la pulsion sexuelle liée à l’activité hormonale est activée par celle-ci. Ainsi, dans les cas où depuis l’enfance l’individu a appris qu’il n’y a pas lieu de ressentir des désirs sexuels, les hormones ne peuvent pas avoir un effet de facilitation sur son système nerveux et, adolescent, il éprouvera moins de besoins sexuels impérieux (on peut le constater chez les Arapesh du Pacifique étudiés par Margaret Mead). La pulsion sexuelle se trouve donc dans une relation très complexe avec les facteurs hormonaux, car des déterminants nerveux, psychologiques et culturels s’introduisent dans cette relation.Les modifications de l’économie hormonale entraînent pourtant des transformations spectaculaires du corps, de ses proportions, de son modelé (apparition des caractères sexuels secondaires), qui remettent en cause le schéma corporel, c’est-à-dire la représentation que chacun se fait de son corps et qui lui sert de repère dans l’espace. Le schéma corporel, ou image du corps, est fondé sur des sensations aussi bien intérieures qu’extérieures, et se développe par une intégration et une différenciation progressives, qui passent par des vicissitudes comme l’expérience du «corps morcelé» étudiée par Melanie Klein. Au cours de l’adolescence, l’ancienne image du corps devient incompatible avec les nouvelles dimensions corporelles du moi. Il n’est pas toujours facile pour l’adolescent d’intégrer toutes les modifications corporelles, et parfois son corps lui apparaît comme quelque chose d’étrange et d’étranger, donnant lieu à une sorte de dépersonnalisation transitoire: le sujet est alors maladroit, empêtré dans ce corps dont les différents aspects ne sont pas assimilés de façon homogène et dont il cherche parfois à éprouver les possibilités à travers des exercices physiques violents.Mais les transformations physiques provoquent aussi des réactions psychologiques envers ce corps modifié, réactions qui dépendent fortement des attitudes et des jugements d’autrui, surtout de ceux des parents, mais aussi de ceux du groupe. En effet, le corps, symbole du soi, constitue la frontière entre l’individu et le monde, la première chose que l’on voit de celui-là; il est donc un stimulus social, et, à partir de l’adolescence, il devient également un stimulus sexuel. Sa signification pour autrui, sa conformité avec les normes du groupe comptent beaucoup pour l’adolescent. Parfois, celui-ci passe des heures à examiner son corps devant le miroir, s’imaginant l’effet qu’il produira sur les autres, craignant d’y remarquer un détail qui pourrait attirer la critique ou, parfois même, simplement l’attention. Peu sûr de lui sur les autres plans, il aimerait au moins trouver un support stable dans un corps valorisé, tout écart par rapport à la norme étant alors jugé avec désespoir. De toute façon, le changement du corps représente une menace pour le sentiment de sécurité et la conscience de l’identité propre. Ces transformations physiques et leurs répercussions immédiates ne prennent toutefois leur sens total que dans l’ensemble du développement affectif de l’adolescence.2. L’évolution affective de l’adolescentLe début de l’adolescence comporte une période de nostalgie et d’inquiétude – corrélative à une certaine prise de distance par rapport aux parents – puis, très souvent, un intérêt accru pour le propre moi, et enfin, après une phase de tâtonnement, l’engagement dans de nouvelles relations amicales, amoureuses, sociales.Les mécanismes de défenseLa théorie psychanalytique permet de comprendre cette évolution à partir de certains mécanismes profonds. Ainsi, Anna Freud a été frappée par la ressemblance entre les attitudes de l’adolescent et la «réaction de deuil» des personnes ayant perdu un être aimé, par la mort ou à la suite d’une rupture. Selon elle, la poussée instinctuelle de la puberté renforce l’attachement aux objets d’amour primitifs, c’est-à-dire aux parents (et particulièrement à la mère pour le garçon), avec tout son cortège de fantasmes à caractère incestueux. Il y a là une régression, et l’adolescent doit se garder en luttant contre cet investissement et en détachant de ses objets d’amour sa libido. Celle-ci se trouve alors flottante en quelque sorte, sans objet, en quête d’un nouvel objet d’amour. Le rejet des parents a ici un caractère purement défensif: c’est parce qu’on risque de s’attacher trop à eux – et ainsi de revivre, aggravés, tous les drames de l’époque œdipienne – qu’on est obligé de les fuir; le jeune, privé de ses attaches, est alors saisi de nostalgie, c’est-à-dire du désir de retrouver ces objets d’amour dans son passé, en remontant à l’époque d’où le conflit était absent. Ce désinvestissement des images parentales a un effet important sur la personne même de l’enfant. En effet, alors qu’autrefois ses parents lui dispensaient amour et sécurité et étaient aussi les garants de sa valeur personnelle, le relâchement ou la rupture de ces liens modifient corrélativement chez l’adolescent son attitude à l’égard de lui-même. Au lieu de se sentir soutenu et reconnu par les figures parentales, le moi a l’impression d’être visé agressivement par elles – en réponse à sa propre agression –, et il est obligé de chercher autre part les fondements de l’estime de soi. Il existe cependant bien d’autres moyens de défense contre la reviviscence des liens primitifs. Ainsi l’adolescent s’en prend à ses anciens objets d’amour par une sorte de renversement des affects; l’amour se change en haine, l’admiration en dédain, selon un mécanisme qui se trouve actuellement favorisé par le mépris général des jeunes pour les «croulants». Le sujet ne devient pas plus autonome pour cela, car il reste très dépendant de ses parents; mais il leur est désormais attaché par un lien d’hostilité. Ceux-ci risquent, d’ailleurs, de répondre à cette situation par une attitude agressive, parfois inconsciemment recherchée, ce qui conduit à un cercle vicieux.À partir du renversement des affects peut s’observer un autre moyen de défense: l’agression – moyen de défense contre l’ancien objet d’amour – se retourne contre le moi lui-même, et l’adolescent en vient à se torturer et à se tourmenter, à se réfugier dans un isolement dépressif, qui conduit parfois à des actes suicidaires. Ce retournement de l’agression contre soi est du reste tout aussi fréquent dans les cas où les parents ne répondent pas à l’agression: en effet, le jeune se sent alors à la fois plus abandonné et plus coupable; de plus, son agressivité ne trouvant pas d’objet extérieur est amenée à se retourner contre le moi.L’adolescent possède encore un autre moyen de défense: le déplacement de la libido sur de nouveaux objets. Au lieu de rester attaché aux anciens objets d’amour, fût-ce par la haine, il peut détacher d’eux sa libido, qui alors cherchera désespérément des objets de remplacement. Très souvent, il s’attache ainsi à des substituts parentaux (chefs, professeurs, amis des parents) ou à des camarades plus âgés. Dans de très nombreux cas, l’affectivité inemployée se fixe sur des contemporains; l’amitié avec un «autre soi-même» permet, d’ailleurs, de remplacer les relations verticales par des relations horizontales. Ces nouveaux attachements, qui constituent une étape normale de l’évolution, peuvent être très enrichissants pour la personnalité, mais ils ont fréquemment un caractère exclusif et, par là même, défensif et transitoire.Une autre façon d’investir cette libido inemployée consiste à la concentrer sur soi-même; c’est le moi qui se choisit alors comme objet d’amour en vertu de ce narcissisme bien connu et exaspérant qui conduit l’adolescent à la méconnaissance de la réalité et des autres, au refus de prendre autrui en considération, à un gonflement de l’importance accordée à sa personne propre, à une assurance intellectuelle que n’ébranle aucun argument. Cette exaltation du moi comme objet original et tout-puissant se manifeste jusque dans l’attitude extérieure, qui semble proclamer: «Je n’ai besoin de personne, je me suffis à moi-même et je fais ce que je veux.» Parfois, la révolte et l’exigence de liberté recouvrent le désir inconscient d’interventions ou de prohibitions parentales, attente qu’on ne devient capable de s’avouer que bien plus tard.L’adolescent a peur non seulement de s’engluer dans ses anciens attachements aux parents, mais aussi de céder à cette poussée pulsionnelle et instinctuelle dont il prend obscurément conscience et qui, favorisée par un contexte érotique, risque de submerger la belle organisation et l’équilibre de sa personnalité. Anna Freud a montré qu’il réagit contre cette poussée par des mécanismes de défense variés, en particulier par l’ascétisme et par l’intellectualisation. La première attitude le conduit à bannir tout ce qui, de près ou de loin, touche aux instincts et à la sensualité; il devient hypermoral, intolérant, hostile à toute compromission, quitte à voir parfois ses pulsions rompre le barrage et se débrider dans un retournement de la situation. Par le mécanisme d’intellectualisation, l’adolescent ne rejette pas ses pulsions, mais il les envisage sous un aspect purement théorique et dépouillé de toute charge affective; il transforme en idées abstraites tout ce qu’il serait tenté de ressentir et se montre capable de se livrer à des discussions interminables et très «détachées» sur des sujets comme l’amour libre ou la contraception.De telles défenses sont surtout propres à notre civilisation européenne et à la classe bourgeoise, qui valorisent la morale et l’intelligence. Chez les adolescents des États-Unis, on observe un autre type de défense, plus fréquent, qui, pour P. Blos entre autres, repose sur certaines valeurs sociales – des valeurs de groupe. La conformité au groupe permet de ne plus se sentir impliqué émotionnellement soi-même puisque c’est le groupe dans son ensemble qui conditionne et assume l’action; l’individu n’a plus alors conscience d’être affectivement engagé ni d’être vraiment responsable. En relation avec ce conformisme, qui tend à s’implanter en Europe, on voit du reste s’instaurer une nouvelle forme de morale, l’éthique de la «normalité» (qu’on a définie comme la «moralité des hygiénistes»). Cette préoccupation prime souvent, chez l’adolescent, l’intérêt pour des valeurs plus transcendantes et constitue une des raisons de l’instabilité de cet âge. «Suis-je normal?» signifie au fond: «Puis-je être accepté et aimé par le groupe, et ainsi être rassuré sur ma propre valeur?»Les significations de la sexualitéL’évolution sexuelle de l’adolescent constitue un problème qui, à lui seul, mériterait un examen approfondi et dont on se bornera à évoquer ici un aspect: la signification même, ou plutôt les différentes significations de la sexualité. Si la pulsion sexuelle peut être tantôt inhibée, tantôt satisfaite par des moyens substitutifs, en particulier sublimés, inversement, des besoins autres que sexuels peuvent trouver une satisfaction dans des conduites apparemment sexuelles, ce qui vaut d’ailleurs pour d’autres instincts: manger peut avoir de nombreuses significations, pas seulement alimentaires. Principalement pendant l’adolescence, les activités sexuelles peuvent avoir différentes motivations et significations: le besoin de valorisation, en faisant comme les grands, en cherchant à collectionner les «conquêtes»; le besoin de sécurité et de contact, ou, très souvent, le désir d’échapper à la solitude; la peur de ne pas être normal ou d’être tourné en ridicule si l’on n’a pas eu d’expériences de cet ordre; des motivations de défense qui précipitent le jeune dans des expériences sexuelles parce qu’il en a peur, plus ou moins consciemment. Parfois aussi, des conduites hétérosexuelles constituent une fuite devant des tendances homosexuelles ou réciproquement; de toute façon, une peur omniprésente conduit à des expériences passagères et superficielles qui lui évitent de s’engager vraiment et de perdre son identité; l’opposition aux parents peut également s’exprimer par des conduites sexuelles qui sont alors souvent affichées de façon provocante.Plusieurs traits caractérisent l’évolution sexuelle: elle va de la fixation sur soi-même (auto-érotisme), à la reconnaissance de l’autre et à la fixation sur lui; elle procède du partiel au total, de la sexualité uniquement physique à l’attachement à l’autre, aimé comme un tout; elle passe d’attachements momentanés et éphémères à un lien durable.Si certains aspects de la sexualité adolescente sont restés à peu près identiques à travers les âges, d’autres se trouvent renforcés ou modifiés à l’époque actuelle. C’est ainsi que la coéducation des sexes entraîne en particulier une réduction des fantasmes relatifs à l’autre sexe et une exigence de morale (ou d’absence de morale) commune. De même, la possibilité de dissocier l’acte sexuel de la procréation par les moyens anticonceptionnels aboutit parfois, tout en libérant la sexualité, à sa «naturalisation», à sa transformation en un simple exercice hygiénique où l’on ne se sent pas impliqué.Avec l’adolescence, ce ne sont pas seulement les pulsions sexuelles qui sont renforcées, mais aussi les pulsions agressives, qui doivent être intégrées dans la personnalité. En considérant l’extension et l’action de ces tendances chez les adultes, on peut penser qu’il s’agit là d’un problème plus général, et particulièrement important. Si l’agression n’est qu’une conséquence de la frustration, il n’est pas étonnant qu’elle soit violente dans cette catégorie marginale qu’est l’adolescence dans notre société; si, en revanche, elle constitue une tendance primitive, il est moins urgent de lui épargner toute frustration que de l’engager dans des voies constructives; mais sans doute les deux aspects ne sont-ils pas aussi exclusifs l’un de l’autre qu’il semble.L’évolution affective de l’adolescent apparaît avant tout dynamique. Cela veut dire, d’une part, que chaque manifestation doit être considérée non en soi, mais en fonction de l’évolution totale, la même conduite pouvant être signe de progrès ou de recul; d’autre part, qu’un même trait de caractère peut avoir des significations diverses et être interprété à différents niveaux de la personnalité (qui éventuellement se renforcent). Ainsi, la timidité peut avoir son origine dans ce corps modifié, encore peu familier, qui risque d’attirer l’attention. Elle est probablement liée aussi au narcissisme accru de cette phase, de même qu’à la réactivation de la sexualité infantile, avec ses composantes exhibitionnistes, et à la défense qui s’exerce contre celles-ci sous la forme de honte et de gêne. Mais la timidité semble également en relation avec le désarroi consécutif à l’affranchissement vis-à-vis des images parentales, qui fournissaient un support stable à l’image de soi. Enfin, on peut la relier au caractère sexué que prend celle-ci à l’adolescence, et à l’entrée dans de nouveaux groupes, inconnus et menaçants.De même que la timidité, l’attitude «raisonneuse» participe à cet âge de motivations multiples. Elle s’appuie d’abord sur ce qu’on a appelé l’accès à la pensée hypothético-déductive, mais elle fonctionne souvent aussi comme mécanisme de défense (intellectualisation); elle correspond parfois au narcissisme, à une recherche de valorisation, mais permet également à l’adolescent d’entrer dans le monde des adultes et de l’affronter à armes égales.3. Le contexte social et les rôlesLa nécessité de tenir compte de tous les facteurs, en les envisageant dans l’histoire personnelle de chaque individu, permet de voir comment l’évolution affective ne prend tout son sens que par rapport au contexte familial et social. D’une part, en effet, cette évolution se poursuit à travers des relations personnelles avec les parents et avec autrui, elles-mêmes déterminées en partie par des facteurs sociaux plus généraux. D’autre part, l’adolescent entre dans une structure sociale qui formule certaines attentes et exigences à son égard et qui fournit une interprétation particulière des différentes manifestations, même physiques, de son comportement. On se trouve donc ramené à une perspective psychosociologique, à la lumière de laquelle on doit distinguer l’action, sur l’évolution de l’adolescence, de facteurs universels (même si leur signification n’est pas toujours la même) et celle de facteurs vraiment particuliers à la société actuelle ou même à certains groupes sociaux.Les jeunes et la société contemporaineParmi les facteurs universels, on peut mentionner le décalage des générations qui aboutit nécessairement à une différence des rythmes biologiques et psychosociaux entre les parents et les jeunes, et qui fait que les premiers s’appuient sur les expériences passées alors que les seconds sont tournés vers l’avenir. Un autre facteur universel est l’accession à la fonction parentale et aux rôles professionnels et sociaux, mais, dans la société occidentale actuelle, l’assomption de ces rôles est particulièrement retardée, créant un écart entre la maturation sexuelle et l’intégration professionnelle. L’entrée dans le monde du travail doit d’ailleurs contribuer à la conquête de l’autonomie et elle est souvent considérée universellement comme un objet de revendication de la part des jeunes. Cette période intermédiaire, plus ou moins longue suivant les sociétés, plus ou moins bien définie ou délimitée, place les adolescents de la société industrielle dans une situation floue et ambiguë, très marginale, sans insertion sociale ou familiale vraie. À la différence de certaines autres civilisations, la culture occidentale contemporaine ignore les rites de passage ou d’initiation qui marqueraient la sortie de l’adolescence.Ce qu’on attend du jeune et son attitude à lui dépendent aussi, dans une large mesure, de la classe sociale. Pendant longtemps, les études en ce domaine ont été pratiquées en milieu bourgeois, prenant pour adolescent type le lycéen issu de famille relativement intellectuelle et aisée. On a insisté sur la «crise» qu’il était censé traverser alors, mais celle-ci est moins marquée dans d’autres classes et d’autres civilisations. Comme l’ont révélé certaines études comparatives récentes qui font état de l’influence du milieu, l’attitude de critique et de contestation est beaucoup plus forte chez les lycéens que chez les jeunes salariés. Ce sont aussi ceux-là qui valorisent le plus leur position d’adolescents et qui affirment le plus leur autonomie, alors qu’ils sont plus longtemps dépendants matériellement des parents. En revanche, les jeunes ouvriers ne manifestent pas un besoin d’affranchissement aussi net vis-à-vis de leurs parents, à qui ils demandent souvent conseil. En milieu rural, l’agressivité face à l’autorité parentale est également peu accusée, ce qui, pour certains auteurs, s’explique par la présence constante du père auquel le jeune s’identifie en participant progressivement aux tâches adultes.Le type de la famille conjugale nucléaire, réduite à quelques personnes, contribue aussi, dans notre société, à modeler la période de l’adolescence; au sein de ce groupe restreint, qui vit en vase clos, les relations affectives sont très intenses et exclusives, le fossé entre les générations s’élargit notamment du fait de l’absence de collatéraux; le père fonctionne rarement comme modèle, car il n’est pas au foyer, et son travail reste souvent incompréhensible pour les enfants. Il en résulte que les traditions sont transmises de façon abstraite, sans support personnel concret.Un autre facteur influence l’action de la famille sur le jeune et les réactions de ce dernier: c’est la mobilité et le changement rapide de la société. Lorsque celle-ci demeure stable, les rôles de parent et d’enfant se transmettent de génération en génération sans grandes modifications; la cohérence et la constance des attitudes parentales permettent à l’enfant de se constituer un surmoi, parfois rigide, mais du moins homogène. Actuellement, du fait même des changements rapides et de la complexité de la société, sans parler de l’influence des ouvrages de vulgarisation psychologique, les parents sont souvent désarmés et oscillent entre des types d’éducation différents. Ils se sentent perpétuellement mal à l’aise, coupables, inquiets de ne pas être de bons parents, des parents «à la page». Par une sorte de phénomène de «reflet», cette situation engendre chez l’adolescent un sentiment d’insécurité et fait ainsi obstacle à la formation d’un surmoi cohérent et à une réelle capacité d’affirmation de soi.L’accession aux rôles adultesÀ travers cette période, les jeunes accèdent aux rôles masculins et féminins adultes, tels que les leur présentent la famille et les groupes sociaux. Mais comme ces rôles, eux aussi, évoluent rapidement et sont interprétés fort diversement, l’adolescent se sent, là encore, insécurisé; le fait qu’il les assume comme son père ou sa mère ne lui garantit pas, en effet, qu’il sera en accord avec ce qu’en attendent ses contemporains.Il a été montré (A.-M. Rocheblave-Spenlé) que plusieurs conditions liées à la structure sociale sont nécessaires pour assurer la sécurité des individus dans leurs différents rôles, et ces conditions ne semblent pas réalisées en ce qui concerne l’adolescent. Ainsi, à chaque position sociale doit être attaché un seul rôle, alors que plusieurs modèles (traditionnel, «hippy», moderne, etc.) se présentent au jeune. En deuxième lieu, la définition du rôle doit être claire; or elle est très confuse lorsqu’il s’agit de l’adolescent: celui-ci est assimilé tantôt à un adulte, tantôt à un enfant, et il est considéré très différemment suivant les classes, les orientations politiques ou religieuses, les groupes d’âge, etc. En outre, il y a moins de conflits pour l’individu si les rôles sont imposés et non choisis. Or, pour l’adolescent, non seulement tous les choix sont possibles théoriquement, ce qui le met déjà dans une situation d’incertitude, mais encore, dans la pratique, les limites à ces choix sont multiples et souvent peu claires. Enfin, les rôles doivent être constants dans le temps, c’est-à-dire qu’il doit y avoir un minimum de continuité entre eux d’une étape à une autre (enfance, adolescence, vie adulte). Cela ne semble pas le cas dans la société actuelle où l’écart est grand entre l’enfant, qui est passif, dépendant, théoriquement asexué, et l’adulte, qui est responsable, indépendant et sexuellement actif. De plus, alors qu’on inculque à l’enfant l’obéissance, la modestie, la franchise, l’altruisme, la douceur, l’adolescent est plongé dans un monde adulte où règne la compétition et qui écrase impitoyablement ceux qui ne sont pas armés. Il fait alors la découverte dramatique de l’incompatibilité entre les rôles appris et ceux qui réussissent, et il en conçoit une déception dans la recherche de la continuité et de l’authenticité.Toutes ces situations de conflit peuvent être soit accentuées, soit atténuées par la famille, en fonction des relations qui s’y sont établies. Malgré l’existence de problèmes communs aux jeunes d’aujourd’hui, il n’est pas possible de généraliser, car tous ces facteurs, physiologiques, psychologiques, sociaux, se mêlent et se croisent dans chaque cas concret, qui est aussi déterminé par toute l’histoire propre du sujet. C’est cette histoire qui permet de comprendre l’adolescent du dedans, dans le rapport qu’il établit avec lui-même, avec les autres et avec le monde. Mais cette histoire, il ne la subit pas seulement, il contribue à l’écrire, non pas comme le simple reflet d’autrui, mais comme la création originale de son propre devenir.
Encyclopédie Universelle. 2012.